La nature est tellement belle. Sauvage, et en même temps libre et patiente. Elle ne bouge pas pendant des lunes et des lunes, attendant simplement qu'on l'explore. Elle respire comme nous, elle pense comme nous, elle aime et elle chérit comme nous. Elle n'a pas d'amant, l'éternité lui suffit. Le soleil et la lune l'éclairent à tour de rôle. Le vent la rafraîchit. L'eau la dilapide, les forêts la protègent. Les déserts la réchauffent. Elle reste et restera grande, belle et maîtresse du monde. Elle rythme les saisons et décide de l'avenir des Clans. Elle choisit le moment de la mort des guerriers. Elle a créé les Bipèdes, ce qui veut dire qu'elle ne souhaite pas totalement notre réussite. Mais en même temps, elle nous laisse une chance lorsque, au lieu de nous frapper de la foudre, elle l'abat sur l'arbre voisin. Ou lorsqu'elle fait échouer la vipère alors qu'elle allait nous mordre. Ou bien quand elle adoucit le courant d'une rivière qui nous aurait été mortel. Malheureusement, elle ne rend pas plus doux les mœurs.

J'avais été l'angélique bourreau de plusieurs poissons et d'un rongeur. Ils reposaient désormais sous une pierre, attendant de revenir à la terre. Je marchais le long de la Rive aux Galets, prenant garde où je posais les pattes. Il devait être pas loin de midi. Le soleil était timide et ne me réchauffait pas. J'obliquai vers le bord de la plage semé de buissons. Là, je me glissai sous le feuillage d'un églantier et me roulai en boule, observant sans but les alentours. Je devais être plus fatigué que je ne le croyais, car dès que je posai ma tête sur mes pattes, je m'assoupis.
Lorsque je me réveillai, il était le milieu de l'après-midi. Honteux de m'être laissé allé alors que j'avais désormais de nouvelles responsabilités à assurer, je m'apprêtais à me faire une rapide toilette mais un bruit soudain me tira de mes projets. Mélodie du Vent, une jolie reine au pelage blanc et gris et aux yeux bleus, venait de surgir de la forêt et tournait en rond sur les galets. Elle cherchait visiblement quelque chose à faire. La femelle se tapit sur elle même et s'approcha d'un important rocher, dans lequel elle planta ses griffes avec virulence. Surpris, je m'immobilisai et la regardai avec attention.

« Sors de ta cachette, je sais que tu es là ! »

Son miaulement intimidé me parvint et, sans faire le difficile, je m'extirpai du buisson épineux. Puis je lui souris et m'approchai, essayant de cacher ma gêne d'avoir été pris comme un apprenti auteur d'une quelconque bêtise.

« Bonjour, Mélodie du Vent. Puis-je savoir ce que tu fais ici ? »

Le silence fut long. Je détaillai avec attention Mélodie du Vent. C'était une belle et jeune reine, emplie de vie et... D'autre chose. Son pelage était blanc comme la neige, pareil au mien, mais son museau, ses oreilles, le bout de sa queue et de ses pattes étaient gris clair. Ses yeux étaient bleu clair, d'une couleur qui approchait de celle des pupilles d'Étoile du Présage. Malgré son élégance, elle était chatte de Clan. Plusieurs cicatrices le démontraient, ainsi que sa finesse qui ne pouvait appartenir qu'aux guerriers. Elle était née de parents solitaires. Personnellement, je l'avais oublié depuis longtemps, même si certains de mes camarade le rabâchaient sans cesse. Peu importe les origines, les actes seuls comptent. Sans certains guerriers d'origine différente, les Clans n'auraient pas survécu bien longtemps. Mélodie du Vent était "étrangère", et reine. Dans ma logique, elle apportait justement du nouveau sang au Clan des Océans.
La femelle garda le silence pendant de longues minutes. Puis elle déclara, d'une voix froide que je ne lui connaissais pas :

« Et moi, puis-je savoir en quoi ça te regarde ? »

Ses pupilles glacées me regardaient avec une méfiance non dissimulée. Elle n'avait pas confiance en moi ? Ou avait-elle peur, qu'en tant que lieutenant, je rapportât son comportement étrange à Étoile du Présage ? Non, cela ne regardait qu'elle. C'est vrai que cela ne me concernait en rien. Je répondis, souriant, d'une voix posée :

« Excuse-moi si ma question t'a paru indiscrète. Ce n'était pas dans mon intention. Hum... Tu as chassé ? »

Une fois encore, Mélodie du Vent se tut. Surpris de tant de réserve, j'inclinai légèrement la tête. Mes yeux gris se plantèrent dans les siens, bleus. Bleus comme le ciel qui jouait avec les reflets de l'eau. L'eau. L'eau d'une rivière. La rivière. Le souvenir de Jolie Pluie m'arriva en pleine face et je dû me mordre la lèvre pour ne pas pousser un gémissement qui aurait été gênant. Pourquoi n'arrivais-je pas à l'oublier ? Pourquoi ne cessait-elle pas de me hanter, de hurler dans ma tête, de me torturer ? Je l'avais servie. Je l'avais chérie. Aimée. Elle avait été aimée, adulée, et elle le savait parfaitement. Mais elle était morte. Je devais maintenant revivre. Pourquoi refusait-elle de me laisser inspirer à nouveau ? J'étais tel une feuille morte. Là, et pourtant morne et sec, craquant. Il suffirait qu'on me marche dessus pas mégarde pour que je m'éparpille aux quatre coins de la forêt. Je souhaitais l'oublier. Je souhaitais passer à autre chose. Était-elle jalouse ? Elle savait pourtant que je la rejoindrai forcément, lorsque sera venu pour moi le moment de rejoindre les étoiles.

« Je n'ai pas chassé. Je... »

Je reportai mon attention sur la jeune reine. Et elle, quel âge avait-elle ? Dix-neuf lunes ? Vingt ? Peut-être vingt-trois ? Jolie Pluie m'avait elle aussi quitté à l'aube de notre vie. Cela faisait vingt lunes que je l'avais perdue. Vingt. Plus d'une fois le cycle des saisons. Et pourtant, son souvenir était toujours aussi vif.

« J'avais juste envie d'être seule. »

Ce fut à son tour de me fixer. Je ne montrai aucune émotion. Besoin d'être seule. De ressentir la solitude, malgré le mal qu'elle apporte. Je l'avais éprouvée. Ce n'était ni agréable ni instructif.

« Tu ne devrais pas. La solitude peut être de mauvaise compagnie. »

Fis-je. Je ne montrai toujours aucune émotion, car je n'en ressentais aucune.

Je commençais à songer à rentrer. Je devais désigner les membres de la patrouille du crépuscule, et bien que ce soit regrettable à dire, je ne trouvais pas véritablement d'intérêt dans la conversation que j'échangeais avec Mélodie du Vent. La reine coupait ses propos par de longs blancs, et il m'était difficile de la suivre. Ce comportement me déroutait. Jamais je ne m'étais attendu à découvrir la femelle sous ce jour. Elle paraissait lasse et en même temps amère. Comme si elle remuait sans cesse quelque chose qui lui déplaisait, sa relation avec un autre chat par exemple, ou bien un souvenir.
Quels souvenirs pouvait-elle bien conserver ? Avant son arrivée dans le camp, sa vie avait-elle été joyeuse ? J'aurais dit malheureuse, devant ses humeurs changeantes et déstabilisantes. Je ne la voyais pas parler beaucoup. Elle était discrète et ne dévoilait pas vraiment ses sentiments. Je ne cherchais pas à lui tirer les vers du nez, juste à comprendre un peu ses états d'âme.

« Mais la solitude est la seule compagnie qu'il me reste. »

Cette phrase me figea dans mon élan. Rompant le silence, elle sonna comme une funeste prophétie. Je m'assis, toujours aussi surpris, et enroulai ma queue autour de mes pattes. Mon regard se fit serein et je le plantai dans le sien. Un sourire étira mon visage.

« Elle m'accompagna moi aussi un bon bout de temps. Mais elle finit toujours par partir. Peux-tu m'expliquer ? Pourquoi tu n'as plus qu'elle ? »

Je ne cherchais ni à être intrusif ni à être moqueur. Pourquoi l'aurais-je souhaité ? J'espérais agir en véritable aîné à qui l'on pouvait se confier. Mais la reine oserait-elle ?

Comment étais-je arrivé là ? Lieutenant du Clan. J'étais parti de rien. Rien du tout. Le rien vient de rien. Fils de deux guerriers on ne peut plus ordinaires, frère d'un guerrier et d'une guerrière qui pourraient très bien se trouver à ma place. Apprenti d'un chat qui considérait sûrement mes talents comme absents, et nos conversations plus ennuyantes que de fixer un caillou pendant trois heures. Fixer un caillou pendant trois heures devait même être bien plus intéressant et enrichissant que ce que nous échangions. Il s'appelait Goutte Noire (PNJ). Un nom on ne peut plus banal, même pas particulièrement mystérieux. Et pourtant, grâce à lui, j'étais là. Fièrement assis sur ma petite montagne de pouvoir.

« Ma mère est morte, tuée par des guerriers de mon clan, punie d'avoir eu un chaton avec un solitaire. Je venais à peine de naître. Je fus ramenée dans votre camp, comme tu le sais. J'étais fille unique. La solitude est donc devenu ma première amie. Quand je suis devenue apprentie, mon mentor n'était pas le meilleur qu'on puisse avoir, cruel et moqueur. Je n'aimais pas jouer avec les autres, puisqu'eux aussi se moquaient de moi. Et maintenant, je ne sais plus où j'en suis. Et toi, pourquoi la solitude a-t-elle était la seule compagnie qu'il te restait ? »

Je n'étais pas le seul à être parti de rien. Jamais au grand jamais j'avais imaginé la vie passée de Mélodie du Vent sous cet angle. C'était une véritable révélation. Elle me toucha profondément, car ses malheurs se rapprochaient, en quelques sortes, des miens.

« Je ne me suis jamais entendu avec mon frère. Ni avec ma sœur. Je ne savais jamais quoi leur dire, nos discussions étaient ennuyantes au possible. D'autres apprentis ont commencé à prétendre me connaître, or ils ne savaient rien de moi. Je n'ai jamais eu de véritable ami qui me comprenait et respectait mes pensées. Je n'ai aussi jamais aimé mon père comme je l'aurais dû, alors qu'il était toujours là pour moi. Je ne sais pas pourquoi, ça bloquait avec lui. Mon mentor était hautain, et il ne m'a jamais souri. J'ai aimé une chatte qui est morte à l'aube de notre jeunesse. Nous n'avions pas encore construit notre vie. La mienne a donc démarré sur des fondations bancales. Personne ne m'a jamais aidé par la suite. J'ai dû ravaler mon chagrin sans me plaindre. Je suis seul depuis quarante lunes. La solitude vient juste de me déserter, grâce à ce poste qui m'occupe et me donne une raison d'exister. »

Je ne m'étais jamais confié ainsi à personne. D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je le fis. Un besoin urgent d'avouer tout oppressait ma poitrine depuis des lunes, l'abcès avait crevé. Mélodie du Vent savait tout de moi. Ou presque.

Je n'en revenais toujours pas. Je m'étais confié. A une chatte presque inconnue, qui plus est. Mais ça avait été comme si mes paroles représentaient mes souvenirs, et comme si en les libérant, ils me délestaient du poids de leur malheur. Mélodie du Vent vivait la même chose que moi. Elle respirait le même air doux-amère, et voyait les couples et les familles heureux du même œil triste et torve que moi. Finalement, peut-être étions-nous bien plus proches que ce que j'avais pensé.

« Finalement, je ne suis peut être pas si seule que ça ! »

La guerrière lâcha un ronronnement, et ajouta comme pour elle-même :

« Il faudrait peut-être que j'arrête de me lamenter comme ça ! Je vais devenir un poids pour le clan, sinon ! »

Je ris, d'un rire franc. Puis je lui souris. J'avais l'impression d'être un autre, un nouveau et jeune guerrier. Qui, comme Mélodie du Vent, pouvait regarder objectivement la vie sans se savoir être vers sa fin. Lorsque la reine me rendit son sourire, ce qui releva élégamment les plis de son visage, le visage de Jolie Pluie s'imposa à moi. Je secouai la tête. Non, il n'était pas question qu'elle vienne gâcher ce moment. Les instants tels que celui-ci, elle me les avait tous volés.

« Merci. »

Une étincelle différente des précédentes illumina le regard de mon interlocutrice. Oh non. Pas de ça. Je me levai et m'approchai d'elle, tout en veillant à établir une distance courtoise entre elle et moi.

« On rentre ensemble ? »

Proposai-je. Cette discussion m'avait revigoré, et un bout de chemin en compagnie de la guerrière serait très agréable.