Je ne suis pas tel qu'on pourrait croire un chat sauvage. Après tout, c'est vrai non, je suis un ange. Blanc comme la neige et incertain comme un nuage. Mon corps fin et puissant, vigoureux, est recouvert d'une épaisse et foisonnante fourrure blanche. Elle est plus longue sur mon poitrail, où je la fais rebiquer exprès. Ça me donne un petit air charmant, bien que je n'en ai pas vraiment conscience. A certains endroits de mon corps, on entrevoit ma peau douce et fragile, d'un rose pâle. Mon museau est fin et droit, allongé mais pas trop, et justement, son bout est rose. Mes moustaches sont longues et blanches, mes oreilles droites et aux traits délicats, mon cou puissant et souple. Mes griffes sont dangereuses, acérées et si redoutables. Mes crocs sont blancs et bien conservés. Ma queue est droite et en panache. Encore une fois, je me vante de ma fourrure. Elle est si blanche et soyeuse qu'elle m'aveugle lorsque je regarde mon reflet dans l'eau. Pas très pratique pour chasser me direz-vous. Et mes yeux sont tristes et ternes, d'une couleur grise reflétant mon caractère. Gris ardoise, gris acier, gris ce que vous voulez. Mes pattes sont larges et puissantes, parfaites pour nager et pêcher. Je suis moins doué pour la chasse, ma lenteur est accablante dans ce domaine.

Jolie Pluie s'amusait si souvent à me décrire que j'en garde encore un tableau complet : « Tu es plutôt pensif qu'actif, me disait-elle. Contemplatif aussi. Le temps que tu peux passer à regarder la rivière sans bouger m'épate. Les choses de la nature te fascinent. Surtout le ciel, remplit de nuages ou des lumières froides et lointaines, ces étoiles qui symbolisent toutes un guerrier disparu. Je te trouve aussi intelligent, même si tu as trop tendance à rester silencieux. Ton sens de la logique est remarquable, et tu aimes les défis. Mais ta timidité est trop importante. Elle t'empêche de te prononcer clairement, et les autres guerriers ne savent que penser de toi. Ah oui ! Tu ne peux pas t'empêcher d'être susceptible aussi. Et vengeur, n'est-il pas ? Rancunier. Lorsque tu parles, tu as aussi une trop grande tendance à être autoritaire. Et tu es ambitieux. Tu aimerais être chef. Ou lieutenant. Ton cœur est plus loyal qu'il n'y paraît. Tu as trop tendance a blâmer ceux dont le chemin est plus sombre. Tu es franc aussi, peut-être trop. En fait, tu n'hésites pas du tout à proclamer ce que tu penses, et cela t'étonne lorsque les autres en sont choqués. Tu es courageux. Assez pour nous deux, riait-elle. Ton sens de la justice te permet de juger équitablement autrui. Tu as peur des imprévus ou des nouveautés. Mais tu es noble. Quand je te vois, j'ai l'impression que c'est moi qui devrais te prêter allégeance. Tu es un roi. Tu en as l'esprit. Tes yeux brillent toujours d'une telle confiance et d'une telle tendresse envers moi que j'en crierai de bonheur. Tu sais aimer, Allégeance Angélique. Tu es aussi aimé, bien que tu ne le saches souvent pas. Parfois, j'ai pensé que ce qu'il te manquait était un meilleur ami. Ou un simple ami, mais au moins un compagnon, un frère de sang. Tu es trop seul, ça aussi on le lit dans tes yeux. Tu ne mérites pas cette douleur. Tu mérites d'être libre et de penser ce qu'il te plaît. Or, je te condamne à me servir pour l'éternité. ». Là, je m'approchais d'elle et la faisais doucement tomber dans l'herbe. Je me blottissais contre son doux pelage. « Et toi tu es ma reine, disais-je. Nous sommes les souverains de la rivière et des cieux. Et tu te trompes. Plus que jamais, j'ai besoin de toi pour me guider. ». J'étais comme ça. Mais maintenant, une éternelle lueur de peine plisse mes yeux et assombrit mon regard. Je suis tourmenté. Ses paroles résonnent dans ma tête. Je ne suis le roi de personne et de rien. Seulement de mon propre chagrin. Évidemment, ma loyauté envers mon clan est toujours présente, et mon idée de justice aussi. Mais j'ai juste l'impression d'être vide. J'ai l'impression que je ne peux rien oublier, qu'on m'a retiré mon bonheur trop tôt. Que je suis le chat le plus malchanceux du monde. De ce monde qui nous paraît si petit, mais qui est en vérité si grand. J'ai l'impression que le mien se limite à mes devoirs. Le ciel d'azur est terne, et fades sont les étoiles. Dans chacune d'elles je recherche l'étincelle de joie de Jolie Pluie. J'en ai remarqué une qui brille plus fort que les autres. J'aimerai savoir si c'est bien elle, ou si c'est juste un éclat coupant et froid situé à des kilomètres de mon territoire, de mon petit train de vie. Désormais, il n'y a plus qu'une chose que je recherche. Certains diraient la mort, mais moi non. Je compte sur quelqu'un d'encore invisible pour me laisser entrer dans sa vie. Et recolorer la mienne.

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Tout avait commencé par ressembler à un rêve. Un magnifique rêve, doré ou bleuté, étincelant et scintillant. J'en étais le personnage principal. Enfin de mon point de vue ce qui est, évidemment, tout à fait normal. J'avais ouvert les yeux pour la première fois dans un endroit chaud et qui sentait bon, d'une odeur lactée, oui c'est cela, lactée. J'étais encore petit, si petit qu'on m'aurait marché dessus par mégarde sans même le remarquer. Mon premier regard avait été pour un magnifique exemple de douceur -ma mère-. Son regard luisait d'une telle fierté et d'un tel bonheur que ma fourrure s'en était hérissée sur mon échine. Et je ne pouvais cesser de la regarder tant elle était belle. Son long pelage immaculé me chatouillait le cou, et c'est avec euphorie que je m’aperçus par la suite que je possédais le même. Son regard gris n'était ni froid, ni lointain. Il avait tout de celui d'une mère, lorsqu'elle découvre les prunelles de ses chatons pour la première fois. Mon père était là aussi. Lui, je l'aperçus un peu plus tard. Il se tenait à l'entrée de la pouponnière, en retrait mais bien là. A mon grand étonnement, je constatais qu'il était pourvu d'une longue fourrure roussâtre, aveuglante. Poussant un petit gémissement, je m'étais précipité contre le flanc de ma mère et avais enfoui mon museau dedans, peu désireux de voir mon monde noir et blanc se colorer. Le terne me convenait. Me tournant, j'avais remarqué non sans mécontentement que d'autres chatons se pressaient près de moi, patauds et bruyants. Étais-je moi aussi si maladroit ? Je n'en avais pas l'impression. Lorsque j’essayai de m'éclipser, ma mère ma rattrapa et me rapprocha d'elle, me tenant pressé contre sa douce fourrure. J'en humais les délicats arômes, plongeant mon regard dans le sien. C'est de cette position silencieuse qu'elle tira mon nom. Petit Ange. J'en compris plus tard la signification. Et dès que ce fut le cas, je me mis à adorer cette appellation. Mais malgré mon profond désir d’insouciance, le temps me rattrapa, allongea mes membres et développa mes muscles. Mon duvet soyeux fut remplacé par une fourrure plus courte et moins vaporeuse. Mon museau s'allongea, et mes yeux prirent une jolie teinte acier. Je commençais à me trouver beau. Je profitais de ces lunes de liberté pour découvrir le monde autour de moi. Il ne cessait de m'étonner par sa grandeur et ses secrets. L'un d'eux m'intrigua profondément, et assez rapidement au fur et à mesure que je grandissais. Il s’appelait Petite Pluie. Elle. C'était la fille d'une autre reine, et je ne pouvais m'empêcher de la fixer lorsqu'elle riait, tandis que des frissons me parcourait le dos. Au début, ce comportement m'étonna. M'avait-elle rendue malade ? Puis, lorsque systématiquement une impression de vertige s'emparait de moi quand elle apparaissait, je compris qu'il n'y avait rien d'anormal. Je n'allais pas lui parler. Je m'approchais d'elle, tout doucement, et m'asseyais à ses côtés. Ensuite, nous regardions les nuages ou les étoiles pendant de longues heures, sans rien dire. Mais ce silence nous convenait à tout les deux. Je le trouvais plus fort qu'une conversation, plus profond. Nous nous comprenions mieux ainsi. Mais toujours, nos mères nous rappelaient pour nous intimer de dormir. Le temps passait trop vite. Un jour, à ma grande surprise et à mon grand regret, notre Étoile nous convia au pied du promontoire. Effrayé, je jetais des regards à ma mère. Elle était toujours là, me couvant du regard, tendrement. Mais cette fois, elle m'avait souri. On m'avait attribué un nouveau nom -Nuage Angélique-, et un mentor. A mes frères et sœurs aussi; toujours aussi bruyants ceux-là. Et à Nuage Pluvieux aussi. Je détestais ce nouveau nom. La naïveté de l'autre me manquait. Et je compris que, malgré notre proximité, nous n'aurions plus de temps pour regarder le ciel ensemble. Le guerrier chargé de mon apprentissage me traînait dans toute la forêt. Les arbres et les hautes herbes me fascinaient. Mais l'élément qui me troubla le plus, c'était le lac. Large et calme, paisible, d'une couleur approchant celle de mes yeux. Il me rappela immédiatement Nuage Pluvieux. Son chant était mélodieux, et, tourné vers les nuages, il ne se lassait de les contempler. J’insistais auprès de mon maître pour apprendre à pêcher en premier. Mais malheureusement pour lui, pêcher ne m'intéressait pas vraiment. Je m'y attelais tout de même, conscient qu'un jour, de nombreux devoirs reposeraient sur mes épaules. Chaque soir, lorsque je rentrais, je fonçais dans la tanière pour la découvrir vide. J'allais alors me réfugier contre ma mère, pleurant doucement ma solitude. Mon mentor, malgré son désintéressement complet à propos de mon cas car je ne lui avais pas vraiment facilité la tâche, me jugea digne de rejoindre les guerriers. Encore une fois, le temps passait trop vite. On modifia encore mon nom, pour m'appeler Allégeance Angélique. Nuage Pluvieux devint Jolie Pluie. Son regard me rendait si malheureux qu'à chaque fois qu'elle tournait la tête vers moi, je devais m'empêcher de hurler. Elle le remarqua. Elle se moqua de ma timidité, et nous partîmes nous promener près du lac. En silence encore une fois. Mais ce jour-là, elle rompit le silence. Après le dialogue de mes frangins, je fus surpris qu'une personne puisse dire tant de choses passionnantes. Les mots s'écoulaient de sa bouche, si délicats et si pesés qu'on l'aurait dite chantante. Ébahi, je ne pouvais que l'écouter, m'imprégnant de sa mélodie et de son corps fin qui se mouvait si parfaitement. Suivirent les plus belles lunes de mon existence. Une fois encore, je fus étonné de la voir s'intéresser à moi, si quelconque, alors qu'avec sa personne, elle aurait pu charmer n'importe qui. J'ignorais les regards désapprobateurs, et rapidement, elle devint ma seule raison d'exister. Lorsqu'elle n'était pas là, je me sentais dépérir, je me fanais. Et lorsqu'elle était à mes côtés, mon destin s'illuminait. J'étais paisible désormais. Mon unique but serait de la protéger, je n'aurai pas de questions à me poser. Mon propre nom me faisait rire, me faisant penser à la vie de servitude que je lui avait promise. Visiblement, quelques personnes n'étaient pas de mon avis. Mon père était mi-peiné mi-impressionné par un tel amour. Ma mère ne savait que penser. Lorsque je la croisais, elle se contentait de sourire, ses yeux luisant d'un éclat chagriné. Mon meneur avait peur de cette relation. Il pensait qu'elle me détruirait. Il n'avait pas tout à fait tort. Elle le croisa près de la frontière du clan des Éclairs. Un vieux chat, au pelage négligé et aux dents ébréchées. Un sourire horrible flottait sur son visage, ou alors un rictus. Sans aucune explication, il lui sauta dessus et la fit rouler dans l'herbe, tachant de terre son si beau pelage argenté. C'était une guerrière, mais de peur de blesser le vieux matou, elle se débattit faiblement, se contentant de le repousser. Elle n'était pas de caractère à tuer un chat sans défenses. Lui si. Il la projeta si violemment contre le rocher que j'ai encore aujourd'hui l'impression d'entendre le bruit écœurant, que j'ai ensuite imaginé inlassablement. Son corps si parfait glissa lentement au sol, inerte et flasque. L'auteur de ce crime abominable décampa sans demander son reste. Une patrouille la trouva peu après, ayant senti l'odeur de l'intrus. Lorsqu'ils passèrent le tunnel d'ajoncs, mon cœur se serra si fort que j'en poussai un hurlement. Terrifié, je me jetai sur elle, l'entourant de mes pattes, la protégeant de mon corps. Contre quoi ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je relevai la tête et hélai le guérisseur, d'un chuintement à peine audible. Quelle mauvaise blague elle me faisait ! Je guettai ses yeux rieurs lorsqu'elle les rouvrirait. « Sauve-la, fis-je pourtant. Elle est blessée. Je ne crois pas que cela soit trop grave. » Mon père m'entoura les épaules de sa queue et secoua la tête. « Allégeance Angélique, chuchota-t-il. Elle est morte. » Mes yeux agrandis d'horreur et d'une douleur trop grande pour un seul chat confirmèrent ses craintes. Il se demandait comment l'on pouvait être si dépendant d'une autre âme. Et en ce moment-là, c'était de la sienne dont j'avais désespérément besoin. Pendant les lunes qui suivirent, ma peine fut si grande que notre chef m'autorisa à rester inerte et inutile, à contrecœur et avec difficultés. Harassé de chagrin et de fatigue, je m'étais enfui dans la forêt et m'étais déniché un petit creux humide aux abords de la rivière. Là, je m'étais couché sans bouger pendant des jours. La nuit, mes cauchemars étaient si prenants que je hurlais, sans trop savoir pourquoi. Un feu horrible me rongeait, dévastant mes organes, mes os et mes muscles. J'avais l'impression de ne pouvoir plus ni respirer ni regarder le ciel étoilé au-dessus de moi. Je voyais son visage dans les étoiles. Ce fut une nuit particulière que la vérité irrévocable m'apparut clairement. Elle vint me rendre visite, osant se montrer le pelage gorgé d'étoiles. Mes yeux scrutèrent son visage sans trop s'y attarder, reconnaissant là une des nombreuses hallucinations qui peuplaient mes cauchemars. Mais elle était bien réelle, si on peut qualifier de réelles les visites des guerriers de jadis. Penser qu'elle faisait désormais partie de ce jadis rendit la douleur encore plus atroce. « Allégeance Angélique, me souffla-t-elle doucement. » Entendre une voix me parler après tant de lunes silencieuses me sembla étrange. Surtout sa voix si belle  et parfaite. « Tu peux me pleurer, ajouta-t-elle. Mais pas en oublier tes devoirs. - Je n'oublie rien du tout, répondis-je, acerbe. » Son apparition n'arrangeait rien. Son rire si magnifique effleura mes oreilles où il résonna longuement. Pourquoi riait-elle ? Je me tournai vers elle, sceptique. « Que veux-tu ? grognai-je. - Je veux que tu m'honores en servant notre clan. Si j'étais encore à tes côtés, c'est ce que nous ferions ensemble. » Je ne répondis rien, tandis qu'une part de moi-même approuvait ses paroles. Elle s'approcha, m'effleurant la truffe de son museau glacial. «Je t'aime, lui dis-je, comme une révélation, aspirant de grande goulée de sa fragrance si délicieuse. - Je sais. L'époque où tu me rejoindras n'est pas dans si longtemps. Mais avant cela, tu as des actes à accomplir. N'oublie pas qui tu es. Nous nous reverrons, mon amour. » Un souffle de vent m'annonça qu'elle étais partie, mais je ne rouvris pas les yeux. Pour une fois, je ne voulais pas que la vision s'achève. Le lendemain, une énergie nouvelle coulait en moi. Mes prunelles restaient vides et malheureuses, mais mon corps s'agitait joyeusement, se dérouillais après tant d'inactivité.  Je regagnai le camp. Les autres m'accueillirent avec joie, et je m'efforçai de tous les saluer. La première chose que je fis fut de rendre visite à mon chef. Je lui demandais un nouveau nom. Ange Déchu. L'allégeance éternelle dont j'avais rêvé envers Jolie Pluie n'avait plus lieu d'être. Le temps passa, comme il savait si bien le faire. Mes blessures se refermèrent, mais sous la nouvelle peau, elle restaient béantes. La nuit, je m'efforçais de ne pas gémir trop fort pour gêner les autres. On m'apprit avec tristesse que mon père avait rejoins le clan des Étoiles, lui aussi. Une pincée de regrets m'écrasa : il avait toujours été là pour lui mais je n'en avais jamais eu cure. Ma mère garda le silence. Elle aussi savait ce que je ressentais. Une longue fin de vie m'attendait. Je m'impatientai. Une longue vie de servitude.