« Je n'étais plus vraiment sûr. J'avais le choix. J'hésitais. Je ne savais plus vraiment en qui avoir confiance. Je ne savais plus qui j'étais, ni ce que je devais faire. Je n'assumais plus mon rôle de meneuse. J'étais comme absente pour mon Clan. Je n'avais jamais réellement établi de contact avec eux. Ils ignoraient totalement de ma personnalité. Après tout il n'y avait que lui qui me comprenais. Il n'y avait que lui qui m'avais comprise depuis toutes ces années. Mais il était parti. Tout m'avait tellement détruit. J'étais tellement incertaine de nos retrouvailles, j'étais incertaine de notre paix. J'étais incertaine de l'haut-delà. Existait-il vraiment ? Est-ce que nous rejoignions réellement nos ancêtres comme on nous l'a tellement répété. Peut-être que c'était simplement pour nous rassurer. J'en était presque certaine à présent. On nous avait menti. Mais comment réellement le savoir ? Je savais juste que le monde n'était pas tout rose et que la mort l'était encore moins, alors pourquoi croire en quelque chose ? J'avais horreur d'être déçue. Alors autant imaginer le pire pour avoir mieux. On verra bien. On verra bien. C'est tout. Fallait croire en nous. Fallait croire en quelque chose si on voulait ne pas tomber. » Je ne croyais finalement pas en les capacités de Bois de Frêne. Il n'était pas prêt. C'était trop tôt pour lui. Je l'avais certes bien formé, mais je sentais qu'il ne ferait pas un bon meneur, que je l'avais trop déterminé, je lui avais trop mis en tête cet esprit de compétition. Il courrait à la perte de la forêt si je lui confiais ce post à ma mort. J'avais pris ma décision. Cela faisait déjà plusieurs jours que j'y avais songé. Je m'étais réveillée, sûre de moi cette fois-ci. Je sortis hors de ma tanière. J'avais durement dormi. Je grimpais sur le monceau de galets. Enfin j'allais pouvoir faire part de mes inquiétudes et de ma décision au Clan qui était le mien, le Clan des Océans. « Bonjour Clan des Océans. Je dois aujourd'hui vous annoncer que j'avais tort en ce qui concernait le poste de lieutenant. Bois de Frêne n'en est pas digne. » Comme ça c'était dit ! J'y étais allée brusquement mais ce n'était pas dans mes habitudes de lancer les choses avec douceur, et je crois qu'ils en étaient suffisamment conscient depuis le temps. « Le nouveau lieutenant n'est autre qu'Ange Déchu. Félicitations. » J'avais pris une dure décision qui allait être difficile à assumer pour l'ex-lieutenant mais tant pis pour lui après tout. On ne devait pas faire compter les sentiments dans une relation professionnelle comme on disait si bien. J'avais fait ça pour le Clan, notre Clan, et non pour mon propre bien personnel, bien au contraire.

Je n'avais plus vraiment d'espoir. Plus de but, plus d'espérances, plus de désirs et plus de souhaits. Je me contentais, comme le font si bien les fourmis, de continuer toujours d'avancer en soulevant mon fardeau, de toujours le tirer et le pousser pour maintenir le rythme. De toujours continuer à vaincre le temps, ou bien de toujours me laisser emporter par sa force implacable. Non, en vérité je ne suivais plus les saisons. Ma vie s'était arrêtée depuis des lunes et des lunes, depuis ce jour fastidieux sans suite. Je subsistais vexé d'un accident lointain, privé de la vie. En parallèle, c'était un peu comme si je n'avais jamais cessé de regarder la rivière couler. L'eau glissait, mais moi, hors d'atteinte, je me contentais de la fixer sans qu'elle ne m'emportât.

Le matin même, une nouvelle fois, j'avais mimé le guerrier enthousiaste et patient que je voulais incarner. J'avais rendu visite aux anciens, discuté un peu avec eux, j'avais rabroué les apprentis puis les avait félicités. J'avais parlé aux autres guerriers, de chasse et de combat. Parce que j'avais beau être malheureux et inutile, si je l'avais montré, personne ne m'aurait aidé. J'étais condamné à toujours aborder ce masque faux.
Le bruit d'une chute de cailloux attira mon attention. Je me retournai vivement, ayant reconnu là le bruit particulier d'Étoile du Présage grimpant sur le monceau de galets. La meneuse attendit rapidement que tous soient rassemblés sous son museau, avant de commencer sans préambule :

« Bonjour Clan des Océans. Je dois aujourd'hui vous annoncer que j'avais tort en ce qui concernait le poste de lieutenant. Bois de Frêne n'en est pas digne. »

Ouch. Certains guerriers se fixèrent, muets d'étonnement, d'autres poussèrent des cris de protestation tandis que d'autres encore hochaient la tête, du même avis que leur cheffe. On ne pouvait pas nier la franchise d'Étoile du Présage. Je cherchai le félin concerné dans la foule. Ne le trouvai pas. Il était là, je le savais, mais caché quelque part dans l'ombre. En sortirait-il jamais ?

« Le nouveau lieutenant n'est autre qu'Ange Déchu. Félicitations. »

J'eus envie de lâcher un rire déplacé, me retins, me contentai de déplacer mon regard terne sur l'assemblée. Un ancien désir me revenait. Celui de l'ambition. Celle-ci se libéra dans mes veines, brûla ma peau et me fit frissonner. Une vieille flamme anima mes yeux gris. Immédiatement, je pensai à Étoile Funèbre. Je serai son égal. Je serai son ami. Son salut changerait. Le mépris de ses yeux écarlate disparaitrait. Elle comprendrait que je n'étais pas si faible. Que, quoi que l'on puisse en penser, Étoile du Présage m'avait choisi pour assurer la survie du Clan des Océans. Qu'elle m'avait trouvé digne.
Lentement, les acclamations fusèrent. Beaucoup ne comprenaient pas. Peu importe. Désormais, alors que je m'étais élevé d'un nouveau cran, je leur prouverai. Ils me devaient respect et obéissance.

Je levai la tête vers ma meneuse et m'inclinai. Puis je fendis la foule, vins m'arrêter au pied du monceau de galets. Enfin.

« Nous conserverons cette gloire que nous méritons. »

Dis-je simplement.

Au cours de ma vie, j'avais fait des choix difficiles. J'avais choisi des voix sans issue, des chemins semés de ronces. J'avais fait des mauvais choix. Ils n'étaient pas seulement malsains, ils étaient juste vains et durs. D'autres avaient, comme par magie, aidés par le miracle, choisi la route superbe et douce d'une vie d'heureux. Ils vivaient sans se soucier de demain, sans se soucier de hier, ils vivaient juste quoi. Ils vivaient comme tous devraient vivre. Mais certains souffrent, tandis que d'autres vivent sans avoir conscience de leur chance. La chance. La chance est un accessoire mauvais du destin. Elle corrompt, elle détruit, elle fait mal. Elle fait mal. Je n'avais pas eu de chance moi. Mon frère et ma sœur si. Mais moi, alors que je provenais d'une portée heureuse, pourquoi avais-je eu la patte maladroite ?

Je savourais mon triomphe. La gloire coulait dans mes veines, attisait mon souffle, faisait briller mes yeux. Mon regard parcourait l'assemblée et, animé d'un semblant de bonheur qui sonnait faux, m'imaginait dans de nombreuses lunes, assis à la place d'Étoile du Présage, avec tous ces chats sous mon pouvoir. Sous mon pouvoir. Je pourrais leur ordonner d'attaquer un autre Clan, ils le feraient au nom de l'honneur. Il n'y avait plus qu'un obstacle à ma grâce divine : le Clan des Étoiles. Or, j'avais conscience et j'espérais que mon ambition ne monterait pas si haut.
Je relevai le museau pour fixer une nouvelle fois ma meneuse. J'avais deviné qu'elle n'en avait pas fini. La suite de son discours concernerait-elle Bois de Frêne ? Par rapport au matou tigré, je ressentais une gêne qui plongeait mes pensées dans l'embarras. Que lui dirais-je, lorsque ce serait à mon tour de l'envoyer dans telle ou telle patrouille ?

« J'ai une autre nouvelle. »

Fit Étoile du Présage comme je m'y attendait. Un grand sourire se peignit sur le visage immaculé de la meneuse, plissement de gueule qui me déstabilisa. La femelle n'était pas du genre à exposer ses sentiments.

« Patte Démoniaque, approche. Ton mentor ne sera autre que notre nouveau lieutenant. Sois-en digne. Je compte sur toi Ange Déchu pour former cet apprenti comme il se doit. »

Mon regard terne fut attiré par une petite boule de poils aussi noire qu'une nuit sans lune qui fit un bond de joie, heureuse de devenir elle aussi un autre chat. Patte Démoniaque. Nuage Démoniaque. Je n'avais jamais dû le voir. Juste aperçu. Ses yeux d'un miel intense étaient fascinants.
Suite à ce nouveau baptême, je ne ressentis rien. Je me contentai de m'avancer pour presser ma truffe contre celle du jeune félin, me conformant à l'habituel rituel, puis retournai m'asseoir auprès des autres guerriers.

Le Clan était muet, pour l'instant. J'attendais sa réaction avec appréhension. Pour devenir lieutenant à part entière, il fallait un apprenti. Étoile du Présage m'assurait là un règne sans conteste. J'adressai un hochement de tête à ma cheffe pour la remercier.

La chance n'est pas la seule à corrompre. Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument.