Qui n'a jamais, jeune encore, fait endurer à ses aînés mille calvaires ? Qui n'a jamais forcé les grands à exécuter mille exploits pour être satisfait ? Qui n'a jamais trépigné de bonheur suite à un compliment délivré par ses parents ? Qui n'a jamais ressenti de désespoir lorsqu'on fit quelque chose qui les déçut ? J'avais ressenti tout ça. Hélas, certains de ces ressentis étaient faussés pour moi : je ne connaissais pas mes véritables parents. Évidemment, j'aimais Maman autant que j'aurais aimé ma vraie maman, j'en étais sûr. Enfin en même temps, je ne savais pas trop comment je l'aurais affectionnée. Je ne le saurai pas. Mais il n'y avait pas que moi. Il y avait Petit Supplice aussi. Lui, il avait été délaissé par son père qui était mort au combat. Et sa mère était morte en le mettant au monde. Nous étions proches pour cela. Jamais nous ne recevrions de mots gentils de la part de nos géniteurs. Des fois, la nuit, couché à côté de lui, je lui disais tout ce qui me pesait sur le cœur. Je lui disais ce que m'aurait dit ma mère si je l'avais connue. Je lui disais que j'aurais fait n'importe quoi pour la rendre fière. Quelques fois, il dormait. Je continuais quand même à parler tout seul. Ça m'allégeait le cœur. Au fil du temps, j'étais devenu presque dépendant de Petit Supplice. Je l'aimais vraiment très fort. Et j'étais heureux, parce que je savais qu'on grandirait ensemble, qu'on serait apprentis ensemble, puis guerriers. Qu'on avait encore beaucoup de temps devant nous pour découvrir le monde.

En ce moment même, on le découvrait d'une façon bien précise, le monde. J'entraînai mon ami vers la clairière du guérisseur (PNJ). On s'ennuyait vraiment, la journée s'éternisait, le ciel était gris, les guerriers facilement excédés. On s'en sortait plus. J'avais donc décidé qu'une belle connerie s'imposait. Aller bousiller quelques remèdes par exemple, évidemment pas tous, mélanger quelques baies... Pour faire passer le temps, juste.

« Au premier qui avale le plus d'oseille. »

Je dis en me retournant, fixant Petit Supplice d'un air de défi. Je ne souhaitais pas du tout que l'un de nous deux soit malade, mais ça fait du bien de rigoler parfois.

Malgré mon jeune âge, je m'étais fixé des buts. Des objectifs que je devrai absolument respecter. Être toujours modeste, mais apprendre sans cesse et toujours plus. Devenir le meilleur guerrier de tous les temps. Ça, c'était le désir fondamental qui me faisait exister. Si je récoltais un mentor inintéressant et passif, alors il m'entendrait, Étoile des Blizzards. Je ne comptais pas me coltiner un chasseur qui ne m'apprendrait rien. Je souhaitais Furie Nocturne, le lieutenant. Un truc qui ferait jazer les autres apprentis.
Mais pas Petit Supplice. Oh non, pas Petit Supplice. Lui, je lui souhaitais la gloire. Je voulais même bien lui céder Étoile des Blizzards ou Furie Nocturne, si ça faisait de lui mon frère heureux. Ça avait été comme ça depuis toujours. Bien que je ne cessât de l'entraîner dans diverses galères, je le protégeais, je rêvais de son bonheur, je voulais qu'il soit souriant plus que tout. Je l'avais toujours aimé d'un amour profond, comme ceux qu'éprouvent les frères, ou les amis très proches. On s'entendait très bien. Trop bien même, des fois, d'après nos mères. Maman se confondait en excuses auprès de la mère de Petit Supplice, s'excusant sur mon penchant pour l'entraîner vers les ennuis. Sa mère souriait. On était comme ça, tout le monde le savait.

Je fixais le pelage emmêlé de mon ami. Il réfléchissait. A quoi ? Jamais je ne le savais. Il était comme ça, Petit Supplice. Très renfermé, profond, méditatif. Fascinant. Je ne cessais de me demander en quoi consistaient ses réflexions. Malgré nos liens, je me demandais si il me pensait capable de réfléchir. Non pas qu'il soit condescendant, loin de là, mais le cerveau, ça avait toujours été lui. Moi, j'étais l'action. Bien que j'étais aussi capable de raisonnements qui tenaient la route.

« Si tu veux. »

Soupira-t-il. Ça aussi, ça me sidérait. Pourquoi me suivait-il partout alors qu'il n'en avait parfois pas visiblement envie, moi le chaton turbulent ? Moi qui avait désespérément besoin de lui ? Lui qui pouvait se passer de ma compagnie pour converser avec des personnes beaucoup plus intéressantes ? Comme les guerriers par exemple. Mais il n'avait jamais été bavard. Sauf... Avec Étoile des Blizzards. Sans déconner, ce petiot, il avait tout. Sauf des parents. Comme moi. C'était peut-être pour ça qu'on s'entendait si bien. Parce qu'à nous deux, il manquait tout. Tout ce qui constitue le monde d'un petit.
J'entrai le premier. L'antre était froide et sombre, obscure. Assez repoussante, mais horriblement mystérieuse. Les odeurs de plantes étaient entêtantes. Je plongeai le nez dans les piles de remèdes, humant les différents parfums, cherchant parmi eux celui des feuilles recherchées. Il faisait très noir. Je m'enfonçai dans les ténèbres. Diantre, voyait-il quelque chose ou était-il aveugle ce guérisseur ?! Lorsque je pensai avoir trouvé mon bonheur, je me retournai vers Petit Supplice, triomphant. Pourtant, quelque chose m'empêcha de prononcer ce que je pensais. Le regard émeraude de mon ami, perlé d'intense dans le clair-obscur. Les éclats de couleur vive entre les herbes hautes et jaunies. Ma gorge se noua.

« Petit Supplice. »

Fis-je, hésitant. Les mots jaillirent malgré moi :

« Pourquoi nos parents nous ont-ils abandonnés ? »

La douleur étreignit mon cœur. J'étais si jeune, mais j'avais pourtant si mal. L'ampleur de mes origines m'était parvenue plus tard. Ce n'était qu'après que j'avais compris que, délibérément, on m'avait abandonné. Ça me bouffait. La mère de Petit Supplice ne l'avait pas laissé, mais c'était tout comme. J'imaginai un autre scénario. Et si nous venions tout les deux de la même mère ? C'était impossible. Mais ma raison s'était absentée. Les éclats de couleur dansaient autour de moi.