Ils étaient tous là, réunis. Autour de moi. J'étais le centre du cercle. Le centre du monde. Ils me regardaient. Tous. Comme s'ils ne m'avaient jamais vu. Comme si c'était la première fois. Ils ne m'observaient pas. Ils m'admiraient. Ils me craignaient. Ils voyaient le changement en moi comme lorsque qu'on regarde le printemps qui s'éveille. Comme lorsque de nouvelles fleurs se mettent à éclore. Quand tout change. Quand tout renait. Comme quand cette flamme d'ambition apaisée auparavant était à nouveau rallumée. Comme si toute cette indifférence avait été balayée par de nouvelles envies de pouvoir et de changement. Ils me connaissaient tous. Ils savaient que j'étais bien plus mature que de nombreux chats de mon âge. Que ce serait dur pour moi. Pour le Clan. Pour la forêt. Mais avant ils ne savaient pas quelque chose. Maintenant ils avaient compris. C'était trop tard pour revenir en arrière. Il fallait y croire. Croire en moi. Espérer que je serais sage et raisonnable. L'espoir fait vivre, mais pour les chats du Clan des Étoiles déjà morts, qu'est-ce donc, l'espoir ? Ils avaient marqué ma vie jusqu'à maintenant, et ils venaient de me redécouvrir. Plus dangereuse. Plus malfaisante. Mais c'était trop tard. Étoile Encrée s'avança à pas lents, et prononça une phrase. La phrase.
« Danse Funèbre, tu t'appeleras désormais Étoile Funèbre. Cette nuit, tu as reçu tes neufs vies de chef. Sois une bonne meneuse pour le Clan des Marais »
Une nouvelle étincelle brilla dans mon regard sanglant.

J'étais là. Devant eux. Ils me regardaient. Comme cette fameuse nuit où je suis devenue leur chef. Sauf qu'ils étaient plus vivants que les guerriers du Clan des Étoiles. Plus naïfs aussi. Mais aujourd'hui, je devais être franche. Sincère. Différente. Je souriais. Il me regardait attentivement. J'étais sur cette souche d'arbre, comme s'étaient tenus Étoile Encrée, Étoile de la Salamandre et de nombreux chefs avant moi. Mais je ne voulais pas penser à eux. Je ne voulais penser à rien. J'avais appelé les membres du Clan, de mon Clan. Ils s'étaient réunis. Ils savaient pourquoi. Mais tous restaient silencieux. Bande de faibles. Je commençais mon discours avec monotonie :
« Bonjours, chats du Clan des Marais. Étoile Encrée n'est plus. Moi, l'ancienne lieutenante, la remplace désormais. Il est temps de nommer un nouveau lieutenant. »
Ils le sentaient. Le changement. Le changement en moi. Et le changement dans mes paroles. Ce n'était pas exactement le discours exact. C'était le mien. Je n'avais rien à faire que le Clan des Étoiles entende mon choix. Je me fichai qu'il l'approuve. Moi même je me fichai de mon choix. J'avais juste choisi quelqu'un de confiance. Quelqu'un de bien. Je le cherchai dans la foule, et une fois trouvé, je poursuivi :
« Valse Temporelle est le nouveau lieutenant. »

Je vis beaucoup d’étonnement dans les yeux de Valse Temporelle. Il ne s’y attendait pas, comme tout le monde. Quand j’avais moi-même été nommée lieutenante, je ne m’en doutais pas non plus. J’étais une jeune chatte, peu expérimentée. Mais j’avais le sens des responsabilités, et je savais que Valse Temporelle aussi. Il avait à peine quelques lunes de plus que moi, pourtant il était bien plus mature et réfléchi. Il avait vécu de nombreuses choses, accepté ses différences et continué à avancer. J’avais besoin d’un lieutenant comme ça. J’avais besoin de lui. Et même s’il était surpris, même s’il ne s’y attendait pas, il n’avait plus le choix. Cela deviendrait une fierté. Il ferait honneur au Clan. Les autres le respecteraient davantage. Je le sentais. Je le savais.
Les murmures se calmèrent peu à peu. Chacun de replongea dans un silence respectueux et attentif. Je n’avais pas quitté le promontoire, tous se doutaient que je n’en avais pas terminé. Mon regard se détacha du visage de Valse Temporelle, avant de se remettre à balayer la foule rassemblée. Je cherchais quelqu’un d’autre. Que je finis par trouver, malgré sa petite taille. Je poursuivis d’une voix forte mais claire : « Petit Cherokee, avance-toi s’il te plait. » La chatonne obéit, essayant de cacher son air surpris et ses craintes. J’aimais bien les petits. Ils étaient bien mignons, ils ne connaissaient pas la vie. Ils apportaient un peu de joie et de jeunesse au Clan, même s’ils étaient inutiles dans les combats. C’était un petit sourire, un petit rire qui pouvait toujours nous remonter le moral. J’aimais bien les chatons, mais ils devaient tous grandir à un moment ou un autre, pour prendre le relai, devenir des guerriers. « Aujourd’hui tu as atteint l’âge de devenir apprentie. Ton nouveau nom sera Nuage du Cherokee. Je te demanderais d’obéir à ton mentor en toutes circonstances et de le respecter. C’est Valse Temporelle qui s’occupera de ton enseignement. » Beaucoup de responsabilités d’un coup sur les épaules du lieutenant. C’était un tournant décisif dans sa vie. Une page de son histoire qui se tournait. Pour le meilleur et pour le pire.
Le nouveau mentor et la jeune apprentie se touchèrent le museau. Ils paraissaient surpris, mais je ne faisais pas réellement attention à leurs émotions. Ils échangèrent quelques mots, je crois. Ils se sourirent timidement, il me semble. J’avais rempli ma tâche, voilà qui me semblait suffisant. Les chuchotements se transformèrent en cris de joie, proclamant tous les mêmes mots. Les mêmes rêves. Les mêmes espoirs. Nuage du Cherokee et Valse Temporelle.

Le visage de Valse Temporelle s’assombrissait à chaque mot. Une fois que j’eus terminé mon annonce, son visage était totalement décomposé. Il avait l’air affligé, consterné. Je ne saisis pas tout de suite les raisons de sa déception. Être mentor était un honneur, une immense responsabilité qu’il fallait prendre au sérieux. J’avais peut-être fait une erreur en le désignant. Nuage du Cherokee avait l’air prometteuse. Si Valse Temporelle ne mettait pas tout son entrain dans l’entrainement de son apprentie, il risquait de gâcher les capacités de la jeune femelle. Un guerrier s’avança alors, et vint se placer devint le promontoire, aux côtés du nouveau lieutenant et de la novice. Je reconnus le frère de Valse Temporelle, un chat narcissique et méprisant, qui jouait les méchants auprès des plus faibles. Il détestait Valse, et je compris enfin les raisons de sa déception. Ce-dernier craignait son frère. Il ne comprenait pas que j’étais là. Que je le défendrais. Que je le protégerais. Il ne comprenait pas que j’étais la plus forte. La meilleure.
« Mais voyons, Etoile Funèbre, un faible pareil ne pourrait pas être lieutenant ! Il n’arrive déjà pas à se battre ! » s’exclama le guerrier d’une voix prétentieuse. Il avait beau s’adresser à moi, je ne lui répondis pas. Il n’en valait pas la peine. Valse Temporelle paraissait très énervé et honteux d’avoir un tel frère. A moins qu’il n’ait honte de lui-même… Essayant de sauver la situation, il chuchota quelque chose pour faire taire son ainé. Celui-ci se contenta de sourire, avant de reprendre d’une voix indignée : «  De plus, chacun ici présent, sait qu’il ferait tout pour éviter de se battre contre qui que ce soit, et qu’il n’arrive même pas à battre une souris ! » Valse Temporelle rougit de honte, mais je n’y fis pas attention. Le nouveau lieutenant était enragé. Il n’osait pas se jeter sur son frère, mais paraissait en avoir une envie folle. Il était comme un lion en cage, impuissant, tandis que le reste du Clan l’observait, attendait de savoir s’il allait bondir sur sa proie. Mais cette proie était tout autant dangereuse, voire plus. Les deux frères grondaient, les griffes sorties. On aurait dit une petite scène de ménage très amusante. Je décidais tout de même d’intervenir, avant que ce petit jeu tourne au combat. Si Valse Temporelle était battu ou blessé par son frère, sa honte serait telle qu’il n’oserait plus jamais se montrer.
« Merci de cette intervention très utile. Tu dis Valse Temporelle inapte au poste de lieutenant, c’est ton avis. Sauf que c’est moi qui décide. J’espère que tu ne convoitais pas le rôle, car un guerrier remettant en cause les décisions de son chef ne fait pas un très bon lieutenant. L’Assemblée est désormais terminée. Si quelqu’un à un quelconque problème avec mes décisions, qu’il vienne m’en parler en face à face, sans importuner tout le monde. » annonçais-je d’une voix agacée. Sans attendre que les chats aient commencé à se disperser, je quittais le promontoire et me dirigeait jusqu’à ma tanière. Au fond de moi, j’espérais très fort que personne ne viendrait me déranger. Les règlements de compte attendraient, de préférence…

Je ne regrettais pas du tout ce que j’avais dit au frère de mon mentor. Il l’avait bien mérité. Sur le coup, je ne voyais pas comment j’aurais pu montrer à quel point je préférais que ce soit Valse Temporelle plutôt que son frère. Alors que je souriais bêtement, toute fière, Etoile Funèbre fit son intervention dans la discussion. Elle avait l’air du même avis que moi. « Merci de cette intervention très utile. Tu dis Valse Temporelle inapte au poste de lieutenant, c’est ton avis. Sauf que c’est moi qui décide. J’espère que tu ne convoitais pas le rôle, car un guerrier remettant en cause les décisions de son chef ne fait pas un très bon lieutenant. L’Assemblée est désormais terminée. Si quelqu’un à un quelconque problème avec mes décisions, qu’il vienne m’en parler en face à face, sans importuner tout le monde. » Je la regardais émerveillé. Elle avait une si grande aura qui émanait d’elle. Rien que par sa présence, elle inspirait le respect à ceux qui étaient aux alentours. Après ces quelques mots, elle descendit du promontoire en un bond majestueux et se rendit à sa tanière. Je ne pouvais pas la quitter du regard. Elle était si belle, si grande, si fière. Je l’admirais tellement. Maintenant, le silence régnait. Mais cette fois, c’était un silence de malaise qui s’était installé.

 

Il ne restait plus que nous deux. Valse Temporelle et moi. Je regardais mes pattes. Maintenant, j’avais un peu peur que mon mentor me reproche mon audace de tout à l’heure. Alors qu’il prit la parole, je ne voulais pas en entendre plus. « Eh bien, je… » Je le laissais pas finir. Je ne voulais pas partir sur une dispute. Ce serait un faux départ et surtout, cela signifierait que le reste de mon apprentissage ne serait que dispute, déception et colère. Je ne voulais pas. Alors je pris la parole en le coupant. « Je suis désolée pour tout à l’heure ! Je pensais bien faire mais je comprendrais que tu m’en veuilles ! En fait, je ne voulais pas avoir l’air insolente envers ton frère, je voulais juste t’aider ! Et si jamais ça t’a vexé, je m’en excuse encore plus ! » Je fixais désormais mes pattes, et je ne bougeais plus. J’avais déboulé tout ça si rapidement que je n’étais pas sur qu’il ai vraiment compris, mais au moins, je me serais excusée si jamais mon attitude avait été désobligeante envers lui. Je relevais la tête, et le regardais avec des petits yeux. Je ne le connaissais pas assez pour savoir ce qu’il allait me faire ou bien me dire.