La vie est un combat. Une guerre, sans fin, que rien ne peut arrêter. Chaque jour, il faut se battre. Contre le temps. Contre la mort. Contre les autres, mais aussi contre soi. Chaque jour, il faut lutter. Lutter pour ne pas céder. Lutter pour rester. Même sans être conscient de ces difficultés, chaque vivant se doit de les surpasser. Tout le monde connaît la guerre, même s’il prétend l’ignorer. Chacun est habitué à combattre, mais aujourd’hui, c’est différent. C’était du vrai. Du concret.
J’avais peur d’avoir fait une erreur. Peur de les avoir guidé aveuglement sur le chemin incertain de la mort. Peur de les avoir livrés à un sort qu’ils auraient pu éviter. Peu importe. Désormais, cela n’avait plus d’importance. Impossible de reculer. Nous étions au bord du précipice, et un mur infranchissable couvrait nos arrières, empêchant une retraite. Les dés étaient jetés. Le compte à rebours était lancé. Les meilleurs vaincraient, et j’allais tout faire pour l’emporter.
Avec un grondement sauvage, je lançais un énième assaut. Le sang ruisselait sur mes flancs agités de soubresauts. Mes pattes poisseuses de liquide rouge avaient du mal à me porter, ma rapidité et mes réflexes n’étaient plus au meilleur de leurs capacités. Pourtant, ma volonté ne flanchait pas. Au contraire. Au fil des affrontements remportés, des corps abandonnés derrière moi, elle n’avait fait que croitre, me redonnant la force que mon corps perdait, m’empêchant de plonger dans mes dernières réserves physiques. Je lacérais l’épaule d’un guerrier des Herbes que j’avais plaqué au sol, et lui assénais un violent coup de patte dans le côté. Il était hors de combat, je préférais alors ne pas l’achever. M’extirpant de la masse grouillante de crocs et de griffes qui s’étalait autour de moi, je jetais un coup d’œil circulaire, cherchant un allié à aider, ou un nouvel adversaire à piétiner.
Un combattant gris à l’odeur du Clan des Nuages attira mon attention. Sans hésiter, je m’élançais vers le mâle, avant d’attirer son attention d’un grognement de fauve. Mes instincts de féline, attisés par l’odeur du sang, me faisaient presque perdre la raison. Je devais lutter contre cette envie cuisante de mort et de douleur. Raclant de mes griffes sur la pierre qui avait accueilli des centaines d’Assemblées de paix auparavant, je braquais mon regard sur mon adversaire. C’est alors que je le reconnus, malgré le sang qui dégoulinait dans mes yeux, et son pelage gris souillé de teintes écarlates. Griffe de Pluie. Mon cœur se serra. Déchiré, entre deux sentiments. Le devoir, et l’affection. Terrible choix. Je me perdis dans ses iris bleus. Le temps se figea. Impuissante, j’attendis une réaction de la part du lieutenant que j’aurais aimé considérer comme mon ami.

Le sang. Partout autour de moi. Je le voyais dégouliner sur mes compagnons, éclabousser l'herbe verte, brûler mes yeux. Je respirais son odeur sans cesse, comme suivi par ce nuage de senteur lourd et désagréable. Le goût du liquide rouge me restait au fond de la gorge, pesant, lorsque je mordais mes adversaires. C'était la chose la plus écœurante qui soit dans ce monde. Les cris sauvages se mélangeaient dans ma tête, j'étais perdu entre les hurlements de victoire que certains poussaient ceux de douleurs des autres. Tout était flou. Je n'avais jamais aimé cette violence, mon cœur et mon âme avait toujours été contre. Mais là, c'était différent. Je voyais les miens souffrir. Les guerriers, les jeunes comme les plus vieux, les apprentis. Tous se battaient. Pas parce que les chefs de clan en avaient décidés ainsi, non. Pour sauver leurs peaux. On avait beau être alliés à d'autres, chacun de nous voulait survivre. Compréhensible. Nous étions tous un peu égoïste au fond. La voix grave et profonde de mon mentor résonna dans mon crâne. Met les hors jeu. Ne les tue pas si tu ne le veux pas. Si tu as le choix, fais celui qui te correspond. Si tu ne veux pas être responsable du dernier battement de leur cœur, contente toi de les neutraliser. Tu auras moins de problème à te pardonner ensuite. Ses paroles se répétaient en boucle. C'était exactement ma façon de penser et ce que j'appliquai depuis si longtemps.


Je bandai mes muscles et bondis. Une guerrière du clan des Océans me prit pour cible. Elle était douée, agile. Je me défendais habilement, évitant ses coups mortels. Car c'était ce qu'elle essayait de me faire subir : la mort. La colère me prit. Pourquoi vouloir se tuer ainsi ? Cela n'avait aucun sens. Ses crocs claquèrent près de mon cou. Fini de rigoler. Rapidement, je la renversai et m'en pris à son ventre, si fragile, si rose, si facile à abîmer. Pour oublier ses gémissements de douleurs, je me souvenais sans cesse de son regard de tueuse, trahissant son envie de me faire quitter ce monde. Je lui mordis l'épaule avec insistance, cherchant à mettre hors service son muscle. Une fois sur qu'elle ne pourrait plus bouger et ne nuirais plus à personne, tout en restant vivante, je m'éloignai d'elle. L'énervement m'avait saisi. Avec une sombre déception, je forçai mon cœur à se taire, mes sentiments de pacifisme à disparaître. Je devais protéger les miens et c'était tout ce qui comptait.


Je repérais un jeune apprenti des Herbes qui semblait en difficulté. Avant que je bouge pour aller lui offrir mon secours, un grognement de véritable fauve vint jusqu'à mes oreilles. Ça sentait le défi, la compétitions à plein nez. Cela venait de quelqu'un qui en voulait, qui souhaitait avoir du spectacle. Je me retournai en feulant, près à sauter sur mon assaillant. Assaillante d'ailleurs. Croiser le regard d’Étoile Funèbre me cassa tout simplement. Je crois que c'est là qu'elle me reconnu aussi. Tout se figea autour de nous. Au final, nous n'étions pas si différent. Elle voulait protéger les siens. Moi de même. Pourquoi être obligé de s'entre-tuer pour le faire ? Je pouvais me battre contre des gens que je connaissais pas, contre des félins dont je ne connaissais pas l'histoire. Sans savoir qui ils étaient, comment ils s'exprimaient, quelles étaient leurs ambitions, je pouvais les blesser, leur faire du mal, car j'arrivais à me convaincre qu'ils étaient mauvais et je ne voyais pas de sympathie dans leurs yeux. Avec la meneuse des Marais, c'était différent. Je me souvenais de ses compliments, des miens, de nos échanges mutuels.


Dans le tumulte de la bataille, dans le brouhaha des cris, dans l'effervescence du sang et de la destruction, je lui parlais, sans vraiment savoir quoi lui dire.

« Sommes nous vraiment forcés ? »