Il est là, juste là. Je le vois. Rien n’a changé. Tout se passe comme la dernière fois. Il meurt, inexorablement. Le sang s’écoule de ses plaies, le guérisseur n’y peut rien. Tout le monde est impuissant. Une première larme perle au coin de mon œil. Elle est fraîche, douce. Me rassure. Elle glisse le long de ma joue, caresse le coin de ma bouche avant de se perdre dans ma fourrure. D’autres arrivent, empruntent le même chemin. Plus nombreuses à chaque minute qui s’écoule. Voilà, je pleure. Les larmes coulent, dégoulinent. Me rendent presque aveugles. Mon frère n’est plus qu’une masse sombre, avec une flaque écarlate qui s’étend autour de lui. Mon frère, mon seul frère. Il a disparu. Il est mort. Pour toujours. Mais il faut continuer à avancer. Encore et encore. Pour lui, pour son honneur. Elle aussi elle est là. Tout ce qu’il me reste. Ma seule famille. Enfin, pas vraiment. Mais sans lui, elle devient comme une sœur. Elle me soutient. Elle me motive. « Nuage Dansant, sèche tes larmes. Il ne souffre plus. Ne t’inquiète pas, je suis là… » Sa voix. Son sourire aussi. Elle est là. Elle a toujours été là. Même dans ces cauchemars que je revis avec toujours plus de réalité, elle est là. Épine des Roses. Plus qu’une sœur…
Mes yeux s’ouvrirent brusquement. Mon corps était parcouru de soubresauts. Mes yeux étaient imbibés de larmes. Je me levais violement, m’attendant à voir le corps sans vie de mon frère et Épine des Roses me soutenant pour m’empêcher de m’affaler sur le sol. Ces cauchemars se faisaient si réalistes… Était-ce un signe du Clan des Étoiles ? Un rêve prémonitoire ? Allais-je à nouveau perdre un être proche ? Le sang allait-il être versé ? Je ne trouvais aucune réponse à toutes ces questions. Je m’étais à peine assise quelques minutes sur ma litière de mousse, et cela avait suffi pour que je m’endorme. Étais-je à ce point exténuée par mes journées de meneuse ? Je quittais ma tanière pour m’assoir à l’entrée. Le soleil, haut dans le ciel, m’empêcherait de m’assoupir à nouveau. Mon visage scruta le campement. Tout paraissait normal. Absolument normal. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter. Mes rêves n’appartenaient qu’à moi. J’aperçus alors Épine des Roses, et mon cœur se remit à battre follement. Elle était là. Plus âgée que dans mes songes, mais là. Elle me vit alors, et accourut vers moi. Je fis tout pour cacher mon trouble, et paraître naturelle. Son sourire me réchauffa le cœur, et sa voix me rassura : « Bonsoir Funny ! Une petite balade, ça te dit ? » Mon amie paraissait surexcitée. Montrer son affection n’était pas un de ses points forts. Je ne pouvais pas refuser sa proposition. Une balade avec Épine des Roses me changerait les idées. Nous pourrions parler de nos fils. Elle avait peut-être quelque chose à de dire, à m’avouer. Ou sinon, elle avait envie de se confier. Petit Anonyme et Petit Zéphyr ne se doutait pas que ma ‘sœur’ était en réalité leur mère. Ce secret devait peser sur les épaules de la jeune guerrière. Avec un sourire je répondis : « Bien sûr ma Rosy ! Cela fait trop longtemps que nous n’avons pas eu un moment ensemble. » Je me levais, ma bonne humeur retrouvée. Sa joie était communicative. J’étais contente de la connaître, d’être si proche d’elle. Nous avions toutes deux une réputation de sadique, méchante, manipulatrice, mais entre nous, notre caractère se faisait affectueux et joyeux. « Allez, on y va ? Ça te dit d’aller faire un tour près des Bois Funèbres ? J’pense pas qu’on nous dérangera là-bas. » proposais-je avec un entrain sincère.      

« Assurément,  ça fait longtemps que je n'y ai pas mis les pattes, et puis... j'ai des choses à te dire... à l'abri des oreilles indiscrètes. » répondit joyeusement Épine des Roses. Une expression étrange passa ensuite sur son beau visage noir et blanc. Je ne saisis pas vraiment le sens de cette petite moue mais n’y fis pas attention. Je comprenais le trouble de ma sœur de cœur. C’était une période difficile pour elle, je le sentais, même si elle ne le montrait pas expressivement. Ses deux fils grandissaient sous ses yeux, elle les voyait se poser des questions sur leur mère alors qu’elle était à quelques pas. Ils pensaient qu’elle était partie loin du Clan, ils la cherchaient partout, sans se rendre compte qu’elle était près d’eux. Je n’aurais jamais pu supporter cela. Je n’aurais jamais pu cacher mon identité à mon fils, et le voir ensuite triste et désemparé. Seul. Perdu. Heureusement, les deux jumeaux étaient bien intégrés, ils avaient de nombreux amis, dont Petit Enfer faisait partie. Mais il leur manquait leur mère.
« Comment vont Petit Enfer et Plume d'Ebène ? J'ai pu constater qu'il s'entend plutôt bien avec Petit Anonyme et Petit Zéphyr. » déclara-t-elle, comme un écho à mes pensées. Nous avions quitté le camp depuis plusieurs minutes, et nous avions cheminé sans un mot. C’est Épine des Roses qui avait brisé le silence la première. Je la fixais de mes yeux ambrés, comme si je ne l’avais jamais vue. Son visage affichait un sourire mélancolique. Je ne répondis pas tout de suite, l’observant. Je n’avais pas vraiment réfléchi à tout ça avant qu’elle me retrouve pour me proposer cette balade, et la dure réalité me frappa en pleine figure. Ma voix était hésitante et ma gorge nouée. « Ils vont bien. Petit Enfer grandit vite. Ce sera un guerrier puissant comme son père. » commençais-je doucement. Je m’étais arrêtée sur place, obligeant ma sœur à faire aussi une halte. Le plus facile avait été dit, l’évidence. Le reste devait suivre. « Oui j’ai remarqué moi aussi. Ils sont souvent ensemble. Tu sais qu’ils ont bientôt l’âge d’être apprentis. Ils ne pourront pas éternellement perdre leur temps à chercher leur mère. Enfin, à te chercher… »    

Épine des Roses s’arrêta à son tour. Nous nous assîmes, face à face, les yeux dans les yeux. Ma sœur réfléchit à mes paroles quelques instants, son regard balayant les alentours. Évoquer nos fils pouvait être un sujet sensible. Je tenais à Petit Enfer plus qu’à ma propre vie et je l’aimais comme personne. C’était un petit bout de moi, ma seule descendance, ma grande fierté, et, le jour où je mourrais, il serait la seule preuve de mon existence. Je voulais lui transmettre tout ce que je savais, partager le plus de moments possibles avec lui, pour ne rien avoir à regretter. Pourtant, je n’étais pas certaine qu’il en soit conscient, car je ne lui avais jamais dit. De plus, mes responsabilités de chefs m’obligeaient à le délaisser, et à certains moment, je l’oubliais presque. Je m’en voulais. Les remords m’assaillirent avec violence, mais Épine des Roses reprit la parole avant que je me perdre dans ce tourbillon d’émotions incontrôlables. « Justement, c'est ce dont je voulais te parler. Cela fait plus jours que je me dis qu'il faut leur dire. Petit Anonyme  et Petit Zéphyr ont le droit de savoir qui je suis pour eux. Ils méritent que leurs âmes trouvent la paix et entamer leur nouvelle vie d'apprentis correctement, sans avoir à chercher une ombre. Et puis, plus Petit Anonyme grandit, plus, tu l'as peut être remarqué, il me ressemble, cela ne me surprendrait pas qu'il fasse le lien rien qu'à cause de ça. » miaula-t-elle, d’une voix habitée. Je me doutais qu’elle soit anxieuse à propos de ses fils. Elle s’était fourrée dans un cercle vicieux, sans aucune sortie de secours. Un jour ou l’autre, Petit Anonyme et Petit Zéphyr se rendraient compte des similitudes entre eux et leur mère. Valait-il mieux qu’ils l’apprennent par eux-mêmes ? Non, pas vraiment. C’était ce que ma sœur semblait penser aussi. Il fallait donc qu’elle leur dise. Comment s’y prendre ? Je tenais à tout prix à l’aider. Ce serait aussi un choc pour mon fils. Je lui avais moi aussi cachée une part de la vérité, je lui avais dissimulé que ses deux proches amis étaient les enfants de ma sœur de cœur. Petit Enfer allait-il comprendre ? Et Petit Anonyme et Petit Zéphyr ? Moi-même je ne concevais pas ce qu’Épine des Roses avait fait, car je n’aurais jamais imaginé me cacher à mon fils. Je ne saisissais pas vraiment les raisons qui l’y avaient poussé, mais je m’interdisais de la juger et faisait de mon mieux pour l’aider. Je veillais sur ses chatons en même temps que sur le mien, et je les protégerais comme si c’étaient mes propres enfants. Épine des Roses poursuivit, évoquant le problème en lui-même, mais avec humour et légèreté : «  Le problème est que je ne sais absolument pas comment m'y prendre, je n'ai pas une seule once de fibre maternelle ! Tu veux que je fasse quoi, que je me plante devant l'un d'entre eux et lui faire : "Hé salut Fiston, va chercher ton frère, j'ai un scoop pour toi, cherches plus ta mère, je suis là" ? ça craint ! » Ses paroles m’arrachèrent un sourire et un petit rire cristallin s’échappa de mes lèvres. Je ne me moquais pas d’elle, et encore moins de sa situation précaire. Ma sœur le savait. Elle me connaissait mieux que quiconque, je n’avais plus de secrets pour elle. C’était la seule, l’unique, à avoir pu cerner complétement ma complexe personnalité. Cela fonctionnait aussi en sens inverse, et je pensais même la connaître mieux que moi-même. J’étais né à quelques queues de souris d’elle, dans la même pouponnière, à seulement une lune de différence. Nous avions grandi ensemble, appris ensemble, mûri ensemble. J’ai souffert avec elle, j’ai connu la joie à ses côtés. J’ai pleuré contre son épaule et nous avons ris à l’unisson. Pour moi, il n’y a rien de plus beau que cette relation. Je l’aime tant, ma sœur... « Nous sommes dans une impasse, je ne te le fais pas dire. Mais, moi, je pense qu’au contraire, si tu leur dis maintenant, ça pourrait les bouleverser encore plus et les déstabiliser pour leur entrainement d’apprenti. Je ne te dis pas d’attendre encore, car ce sera peut-être trop tard pour recoller les morceaux. » répliquais-je avec douceur. Je ne l’aidais pas, oh ça non. J’étais bien embêtée, d’ailleurs, de n’avoir aucune solution à lui proposer. Un miracle ne se produirait pas, une étincelle dans mon cerveau ne ferait pas apparaître d’idée géniale. Épine des Roses m’avait toujours soutenu, elle avait toujours été cette épaule forte sur laquelle je pouvais me reposer et placer ma confiance. Plus que mon compagnon, plus que mon apprenti, plus que n’importe qui. Elle était ma sœur, elle faisait partie de ma famille, ou en tout cas de la famille que je m’étais rebâti. Je n’avais jamais connu mon père. Mon frère, lui, était mort. Je n’avais qu’elle. Depuis toujours, et encore maintenant. Le visage crispé, j’ajoutais : « Il ne faut pas perdre espoir. Tu es courageuse, fière, maligne et bien plus douce et protectrice que tu ne veux l’avouer. Tu trouveras le bon moment, forcément. Tu trouveras les mots, forcément. Tu es ma sœur, après tout. » Un sourire complice m’échappa. Un sourire tendu et triste.