Perdu.
J'étais perdu.
J'avais voulu faire mon malin, comme d'habitude. Un pari débile, une envie de surprendre, d'être admiré. Mais je n'y aurais gagné aucune gloire, de toute façon. Pourtant, cela paraissait si tentant. Je ne m'étais jamais aventuré dans cet endroit de la forêt. Et je voulais découvrir. J'avais cette soif de connaître et de voir. Tant que je le pouvais encore. Je savais que je devais profiter de ma jeunesse et de mon insouciance. Tant que les limites n'étaient pas encore totalement fixées, que les règles n'étaient pas complétement inviolables. Puis ce serait trop tard. Même si c'était pour mon Clan, pour ma famille, je ne deviendrais qu'un serviteur, qu'un guerrier parmi tant d'autres. Protéger et chasser. Ma vie ne se résumerait qu'à ces deux mots, jusqu'à que la mort m'emporte. Aucun échappatoire.
Voilà alors pourquoi, quelques heures plus tôt, alors que le soleil se levait à peine, j'avais quitté le campement, convaincu que je n'avais rien à perdre, plutôt tout à gagner. J'avais couru longtemps, environ trente minutes, peut être plus, sûrement moins. Je n'avais pas mal aux pattes, je me sentais léger, joyeux. Euphorique. Le vent dans mon dos me donnait des ailes, ébouriffant mon pelage et rafraichissant mon corps qui se couvrait de sueur sous l'effort de la course. Les odeurs de la forêt m'emplissaient les narines, le paysage d'arbres immenses et de buissons touffus ne me lassait pas, et les faibles effluves de mon Clan me rassuraient. J'étais bien. En harmonie avec la nature, en accord avec mes pensées et mes désirs. J'oubliais mes peurs et mes craintes, pensant uniquement au moment présent.
Mais la réalité me revint soudainement, avec violence. L'ambiance de l'air avait changé, le sol se faisait dur et sec. Mais surtout, une odeur. Plus forte, plus inhabituelle. Je pris conscience de ce changement un peu trop tard. J'avais déjà parcouru plusieurs mètres avant de réaliser que j'avais quitté le territoire des Éclairs. Je ne perdis pas mon calme pour autant, essayant de me convaincre que si je croisais quelqu'un, il ne me ferait rien, ne pouvant s'attaquer à un chaton. Pourtant, je ne pensais pas tomber si vite sur ce "quelqu'un", et je découvris cette précense en sursautant. Une respiration lente, presque inaudible. Je n'étais pas un chaton entrainé, et détecter ce souffle était pour moi un exploit. L'étranger se trouvait par contre à quelques pas de là, mais avec la brume qui régnait...
Ma démarche s'était faite plus prudente. J'apperçus alors une petite forme couchée au sol, au pelage roux vif. Cette chatonne paraissait plus petite que moi. Elle dormait, je crois. Ou bien était-elle malade ? Morte ? En quelques bonds, j'étais auprès d'elle, toute prudence envolée. Avec douceur je plongeais mon museau dans sa fourrure de feu, espérant la réveiller. Elle mit quelques temps à réaliser, mais elle ouvrit de grands yeux en amande. Un sourire rassurant sur le visage, je reculais, la laissant se réveiller tranquillement. Son visage était fatigué, ses yeux rouges et elle avait l'air.. écrasée. Je souris légèrement.
« Tu.. Tu vas bien ? Pourquoi tu pleurais ? »
Dis-je maladroitement.    

« Si on veut.. Je pleure tout le temps, c'est une habitude chez moi. »  avait répondu la chatonne d’une voix triste et déprimée. Elle me fit de la peine et j’eus envie de la serrer dans mes pattes pour la réconforter. Je n’étais pas un grand chat, j’étais incapable de la protéger, mais je voulais au moins voir un sourire sur son visage, et des étoiles dans ses yeux. Sans vraiment savoir la raison, j’étais attendri par les petits en difficulté, j’avais envie de les aider, de leur transmettre mon sourire. La chatonne rousse essaya de se relever et d’afficher une mine sereine et joyeuse, sans grand succès. Elle ne parvint pas à me berner. J’étais un expert pour cacher mes émotions et mes pensées, mais je savais aussi très bien détecter celles des autres.   « Au fait, d'où viens- tu ? Et... Qui es-tu ? » demanda la petite chatte rousse. Si elle était curieuse, elle ne pouvait pas être si mal. Elle n’avait pas encore perdu cette part d’innocence et d’insouciance que nous offre la jeunesse. Elle n’avait pas encore l’âge de comprendre vraiment la vie, de souffrir comme quelqu’un de mature. Moi non plus, mais j’avais commencé à comprendre la vie, à la découvrir. A la défier. A en profiter. Je fis un sourire à la chatonne au pelage roux si étincelant, qui était en train de se rasseoir. Elle avait l’air encore fatiguée de sa nuit à la belle étoile, dans le froid et le vent.
« Je m’appelle Petit Mirage, je viens du Clan des Éclairs. » lui dis-je d’une voix enjouée. J’étais fier de mon nom, fier de mon Clan. Heureux de me présenter aux autres comme un chaton des Éclairs. Nous étions les descendants du Clan du Tonnerre, m’avaient raconté les anciens, et nous avions toujours joué un rôle important dans la forêt. J’ignorais si cela était vrai, car les anciens du camp n’avaient pas connu nos ancêtres du Tonnerre. Leurs histoires intéressaient beaucoup les chatons, et c’était le principal. Après tout, les jeunes vivent dans un monde de rêves et d’histoires fausses, avant de découvrir la véritable nature de la vie. Son mauvais côté. Je n’avais pas des pensées très gaies, mais je me sentais plus… fort que les autres. Ce n’était pas vraiment une sensation de puissance, mais être réaliste me permettait de ne pas me faire d’illusions. Mon ton était moins chaleureux lorsque je demandais à mon tour : « Et toi qui es-tu ? Pourquoi tu n’es pas à la pouponnière ? »

La petite eut un instant de réflexion avant de répondre. Mes questions avaient l’air de la troubler. Et si je m’étais trompé ? Si elle n’était pas d’un Clan, si elle n’avait pas de nom ? Si elle ignorait ce que signifiait le mot pouponnière ? Peut-être qu’elle avait été abandonnée par des Bipèdes, peut-être que je m’étais aventurée bien plus loin que prévu…
« Je m'appelle Petite Pêche et je suis du Clan des Nuages. Je ne suis plus à la pouponnière depuis une lune déjà. Enfin, j'y suis sans y être. J'y suis seule et, personne ne remarque quand je m’en vais alors... Et toi ? » dit la chatonne d’une petite voix, penaude et enfantine. Petite Pêche… Elle portait bien son nom, avec son pelage roux feu aux reflets dorés, et ses grands yeux verts. J’y voyais de la tristesse, de la rancune et de l’épuisement. Clan des Nuages… Je ne le connaissais pas vraiment, on m’en avait parlé, mais jamais en détail, et jamais en positif. Je n’étais plus sur mes terres, cela se confirmait. Le paysage rocailleux et l’ambiance sèche me l’avait fait remarqué, mais j’étais désormais certain d’être chez l’ennemi. Mais Petite Pêche, elle, n’avait pas l’air de me vouloir du mal. Lorsqu’elle me racontait ses malheurs, je suis pris d’un élan d’affection pour la jeune chatte rejetée. Ses mots me touchèrent, et je ne compris pas comment on pouvait l’ignorer, ignorer son malheur. Je répondis avec douceur et calme : « Moi, je n’aime pas rester au camp, je m’ennuie. Alors je me promène partout, sauf que là j’étais perdu. Les autres du Clan m’aiment bien, mais il n’y a personne pour jouer avec moi. Mais, toi, pourquoi ton Clan te rejette ? »    

Petite Pêche avait l’air gênée. Je ne savais pas si c’était à cause de mes nombreuses questions ou car elle ignorait la raison de la méchanceté de son Clan. Elle ne connaissait sûrement pas les réponses à toutes les interrogations du monde. De plus, j’avais remarqué que les félins, et en général tous les êtres-vivants, avaient tendance à être désagréable gratuitement. Sans raison. Oh, oui c’est bien de rejeter les autres, les gens différents. C’est tellement agréable de se sentir puissant par rapport à plus faible que soi. On fait de l’effet, on rend triste. Les autres admirent, soutiennent. Des idiots. Des sans-cœurs. Que ça. J’étais dégouté. Je détestais ce genre de personne, mais elles étaient trop nombreuses, elles étaient partout.

« Ils ne me rejettent pas vraiment... Je suis doublement orpheline et, cela me rend un peu triste. Même si je le vis plutôt bien, eux ont peur de me parler car ils ont peur de me blesser. Les reines ne veulent pas que je joue avec les autres chatons car elles veulent les "préserver des malheurs" comme elles disent si bien. Du coup je suis comme toi je m'ennuie. Alors je pars pour réfléchir...» répondit la chatonne rousse d’une voix mélancolique. J’avais la chance d’avoir mes parents auprès de moi, dans le Clan. De les connaître. De les aimer. J’avais la chance qu’ils s’aiment encore. Mais pas elle. Petite Pêche était orpheline. Cela m’attrista, et je fus à nouveau pris de pitié pour ma nouvelle amie. Je ne savais pas ce que cela faisait, de ne plus avoir de parents. Cela devait être invivable. A qui se plaindre quand un autre chat te fait du mal ? A qui confier ses craintes ? Avec qui pleurer quand ça ne va pas, et rire quand tout va bien ? Le pire, c’est qu’elle était rejetée pour ça, alors que ce n’était pas sa faute. « Oh, c’est horrible… » murmurai-je doucement. Mes paroles n’étaient pas réconfortantes. Juste réalistes. Le monde n’est pas rose, la vie est semée d’embûches. Je ne pouvais pas faire croire à Petite Pêche que tout le monde était gentil. Elle devait continuer à avancer, ignorer la méchanceté et les moqueries. Se concentrer sur son but. Vivre sa vie.  
« Tu n’as pas de famille dans le Clan ? Aucun frère et sœur ? » demandai-je d’une voix curieuse. Petite Pêche ne pouvait pas être seule au monde. Il y a avait forcément quelqu’un qui l’aimait, qui la protégeait, qui la comprenait. S’il n’y avait personne, j’étais prêt à le devenir.  

Elle se lança dans une longue tirade. Elle me raconta une histoire, elle me berça avec ses mots. Ceux-ci glissaient de sa bouche comme une rivière limpide. Ses paroles m’aidaient à comprendre, à prendre conscience de certaines choses, un peu comme les légendes des anciens, mais en y rajoutant la dure réalité de la vie. Chaque phrase créait un lien invisible entre nous, une bulle autour de nous, un petit coin de secrets partagés. Qui se resserrait. Comme une promesse de fidélité.
Puis elle s’arrêta de parler. Sa voix déclina, jusqu’à s’éteindre. Mais l’enchantement ne se brisa pas. Le lien restait bien présent. Nous nous dévisagèrent, sans un mot de plus. Je plongeais mes yeux dans les siens. Je pouvais entendre nos respirations, nos moindres inspirations et expirations. Je sentais presque les battements de son cœur. Je me sentais bien à ses côtés. J’étais apaisé. J’étais différent. Je n’étais plus ce chaton surexcité et impatient. Petite Pêche me calmait. Elle chassait mes sombres pensées. Éteignait le feu de terreur qui brûlait en moi. Ce n’était pas de l’amour, juste une confiance naissante mais déjà si puissante. J’étais attentif à chaque expression de son visage, à chaque lueur dans son regard. Je vis qu’elle se sentait mal tout à coup, avant même qu’elle dit d’une voix faible : « Tu ne veux pas aller ailleurs ? J'ai du mal à respirer...»
J’acquiesçais d’un signe de tête, et la guidais plus loin, sans un mot. Je ne l’avouais pas, mais la brume qui régnait dans les environs me dérangeait aussi. Je n’y faisais pas très attention, pourtant je sentais que j’étais plus vulnérable ici, que mes sens étaient troublés et que mon champ de vision était limité. Nous quittèrent le Champ Embrumé avec soulagement, et nous assirent au pied des montagnes. La vaste pairie s’étalait devant nous, offrant un paysage mystérieux et infini. Je me tournais vers Petite Pêche. Elle paraissait en meilleure forme. « C’est mieux ici. Mais tu ne veux pas rentrer au camp ? Peut-être que ta chef va se rendre compte de ton absence… » dis-je d’une voix incertaine. Je ne voulais pas la quitter, mais il le faudrait à un moment ou un autre. C’était pour elle que je proposais ça. Pour son bien. Si elle désirait rester ici, à mes côtés, je ne l’en empêcherais pas… Je ne partirais pas le premier.